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31/05/2006

Escale à Carthage

Mireille Zuffi n’en croyait pas ses yeux : l’avion, au lieu de se diriger comme prévu vers la passerelle de la porte 32 de l’aéroport de Tunis Carthage, comme il avait semblé le faire juste après l’atterrissage qui, au demeurant, s’était très bien passé, comme le reste du vol, même si le repas offert par Tunis Air en classe économique avait pu être qualifié tout au mieux de médiocre, suivait maintenant une de ces voitures de piste que l’on aperçoit parfois dans les films ou dans les reportages à la télé, tournoyant gyrophare allumé afin d’éclairer de mille feux un énorme panneau « FOLLOW ME » fiché à l’arrière du véhicule !

Mireille Zuffi, estomaquée, se tournait sans cesse vers son abondant teckel, qui trônait dans un énorme panier façon osier sur le siège près du sien, côté couloir. « Tu te rends compte, Fifi ! C’est historique, historique ! »

D’un côté, ses yeux fouillaient la nuit, le nez écrabouillé contre le hublot. De l’autre, son cou se tortillait sans cesse afin que son regard curieux puisse parcourir au mieux les nuques des passagers de la classe affaires, à la recherche de James Bond ou de la reine d’Angleterre. À ses yeux, nulle autre personnalité ne pouvait justifier un tel honneur : un changement des règles et procédures en vigueur !

Soudain, le Pavillon présidentiel apparut en pleine lumière. Au bord des pistes mais à l’écart de l’aérogare principale, le pavillon d’honneur, réservé à l’accueil protocolaire des Chefs d’Etat, déroulait son tapis rouge, ses gardes en apparat, et une longue file de limousines et de véhicules de sécurité ou de protocole, d’hommes en noir téléphones portables à l’oreille ou mains à la ceinture…

L’avion s’immobilisa. Dès que la passerelle motorisée fut en place et la porte ouverte, le Chef du Protocole de l’Union internationale des télécommunications et son collègue de la présidence tunisienne s’engouffrèrent dans l’avion. Lorsqu’ils apparurent à nouveau, ils encadraient un homme d’une soixantaine d’années, jovial, affable, décontracté.

Le Secrétaire général était arrivé sur le territoire tunisien.

Le Sommet mondial sur la société de l’information allait pouvoir commencer.

Encore fallait-il protéger cet homme du destin que certains lui avaient dessiné…

Mireille Zuffi ne comprenait pas tout cela mais qu’importe ! Sa première soirée de vacances était déjà épicée d’un souvenir inoubliable… Ce ne serait pas le dernier.

Lorsque le cortège de limousines eut disparu au-delà de l’interminable rangée de drapeaux tunisiens, deux hommes se détachèrent de la pénombre d’une des entrées latérales du Pavillon présidentiel, depuis laquelle ils avaient assisté à l’arrivée du Secrétaire général.

Désignant du doigt un caméraman de la télévision nationale, perché sur une espèce de grue, le plus âgé des deux hommes acquiesçait, comme s’il validait une hypothèse.

- Tu vois, Rafik, il est indispensable que tout soit retransmis en direct. C’est ainsi que nous obtiendrons le meilleur impact médiatique. Sans ça, les images seront interceptées et, sans image, pas d’événement. C’est le mode de fonctionnement qui prévaut dans les médias aujourd’hui.

Il poursuivait précisément en observant les images qui défilaient sur l’écran du caméscope avec lequel son acolyte avait filmé l’arrivée du Secrétaire général.

- Tu as bien observé l’entourage du SG. Les plus importants, et les plus dangereux, ce sont ces trois-là. Le grand frisé au visage tendu, c’est le Coordonnateur principal des Opérations du Sommet. L’indien – en fait il est mauricien –, c’est le Chef du Protocole du SG. Enfin, le blond, ou plutôt le rouquin, qui est habillé à la manière d’un grand reporter, c’est le Chef de la Sécurité.

- Faut-il les éliminer, mon colonel ?

- Non, pas pour l’instant. Au contraire. Les écarter maintenant ferait fuir le SG et l’opération ne serait qu’un demi-succès, donc une défaite. Nous les éliminerons en même temps que le SG, en direct sur les chaînes du monde entier !

- Quand l’opération doit-elle se dérouler ?

- Nous avons plusieurs créneaux. Essentiellement, il s’agit des activités officielles du Sommet : chronologiquement, il y aura la Cérémonie de levée des drapeaux, dimanche ; la Conférence de Presse d’ouverture, mardi ; l’accueil officiel des Chefs d’État, le Cortège des Orateurs vers la Plénière, la Cérémonie d’ouverture, le Déjeuner du Secrétaire général, la Photo de famille, mercredi ; plus, éventuellement, la Clôture du Sommet, vendredi.

- Les occasions seront nombreuses !

- Certes, mais la plupart ont lieu le même jour, mercredi. C’est ce jour-là que l’attention des médias nationaux et internationaux sera la plus grande. Mais c’est aussi le jour où les services de sécurité seront les plus attentifs.

- Pas simple. Quel est ton plan ?

- La première opportunité sera la meilleure. Ce sera dimanche matin, pour la Levée des drapeaux.

- De quoi s’agit-il ?

- Je t’en parlerai demain, sur place. Retrouvons-nous au Palexpo du Kram à onze heures.

Le Palexpo du Kram avait été choisi par les autorités tunisiennes pour abriter le dixième Sommet organisé par l’Organisation des Nations Unies pour plusieurs raisons.

D’une part, la structure de base du Palais des expositions était bien adaptée aux exigences d’un Sommet : il serait relativement aisé de construire dans l’espace à disposition les 35 salles de conférence, dont une Salle des Plénières de 3400 places, un Centre de Presse pouvant accueillir près de 3000 journalistes, une zone sous haute sécurité à l’attention des Chefs d’État et de Gouvernement, un Pavillon pour la Société civile, un autre pour le Secteur privé, une zone de rencontre ainsi que des bureaux pour les trois cents personnes constituant les équipes de l’ONU et de l’UIT.

Par ailleurs, la commune du Kram était située dans la zone de Tunis Nord, ce qui la rendait facile d’accès depuis l’aéroport et à peu de distance des grands hôtels concentrés dans cette zone, dans lesquels seraient logées toutes les délégations nationales présentes au niveau présidentiel. Un plus pour la coordination des transports officiels et de la sécurité.

La sécurité : c’est ce dernier argument qui avait définitivement convaincu les autorités de police tunisiennes. Les environs du Kram, une longue plaine peu peuplée, pouvaient être verrouillés sans difficulté. Malgré tout, quelques jours à peine après les attentats d’Amman, où trois hôtels avaient été soufflés par des kamikazes, la Tunisie se sentait plus que jamais menacée par le terrorisme international.

Mais la menace, une fois de plus, ne venait-elle pas de l’intérieur ?

Deux hommes observaient l’entrée principale du Kram. Elle servirait uniquement à l’accès des Très Hautes Personnalités : Chefs d’État, Chefs de Gouvernement, Premiers Ministres, Princes ou Princesses héritiers.

C’est devant cette entrée que se déroulerait le dimanche matin à onze heures, trois jours avant l’ouverture du Sommet, la Cérémonie de Lever des drapeaux, rappelait le « colonel ».

- Cette cérémonie marque le passage de la zone du Kram, ce que l’on appelle le Périmètre du Sommet, sous contrôle onusien. À partir du moment où le drapeau des Nations unies flottera au sommet de ce mât, le Périmètre jouira de l’extraterritorialité, c’est à dire que nous ne pourrons plus intervenir à l’intérieur du Kram sans l’autorisation expresse du Coordonnateur principal et du Chef de la Sécurité.

- Et comment allons-nous agir ?

- T’inquiète, le Secrétaire général ne verra pas le drapeau de l’ONU flotter au vent de Tunisie ! Nous agirons précisément lorsqu’il aura le nez en l’air, comme tous, pendant que la Garde d’honneur onusienne hissera le drapeau !

- J’aime mieux ça, mon colonel !

Un grand éclat de rire mit fin à la conversation.

La camionnette s’engouffra dans l’avenue peu avant cinq heures du matin. Elle s’arrêta devant une nacelle élévatrice stationnée aux abords du Palexpo du Kram. Deux hommes s’engouffrèrent dans la tente aménagée au pied de la nacelle, identique à celles utilisées pour abriter les chantiers des intempéries. La camionnette repartit aussitôt. À aucun moment, elle ne fut contrôlée : sur le pare-brise trônaient tous les laissez-passer nécessaires au transit dans la zone sécurisée.

Les deux hommes n’avaient plus qu’à attendre patiemment : la cérémonie n'était pas prévue avant onze heures...

À environ onze heures moins le quart, V., Chef du Protocole du Sommet, sortit précipitamment de son bureau et se dirigea vers celui du Secrétaire général.

-  Monsieur le Secrétaire général, nous allons procéder à la Cérémonie de Lever des drapeaux. Les représentants des autorités locales et nationales sont tous arrivés et nous attendent.

-  Bien, je suis à vous dans une minute.

Devant le Pavillon octogonal du Kram, qui servirait dès l’ouverture du Sommet d’entrée d’honneur pour les Chefs d’État, se dressaient trois mâts. Au sommet des deux mâts extérieurs flottaient déjà les drapeaux de l’Union internationale des télécommunications et de la Tunisie. Le mât central était prêt à recevoir le drapeau des Nations unies.

Un petit groupe d’officiels conversait devant le parterre fleuri, spécialement décoré pour l’occasion, qui bordait le terre-plein central. Il y avait là, entre autres, Mme le Maire de Tunis, le Gouverneur de Tunis, le Ministre des Communications, le Représentant permanent des Nations unies en Tunisie, F., le Coordonnateur principal des opérations, ainsi que D., le Chef de la Sécurité, qui surveillait ses hommes.

Ceux-ci, au pied des drapeaux, attendaient les instructions. Un peu en retrait, la musique militaire se tenait également prête.

À une cinquantaine de mètres, de l’autre côté des grilles du Kram, les deux hommes étaient sur la nacelle et faisaient mine de vérifier l’éclairage urbain et les installations électriques. L’un d’eux cependant ne quittait pas le Kram des yeux. Il s’exclama soudain :

-  On dirait qu’ils vont commencer. Ils sont déjà tous en place.

-  Mais où sont les gars de la télé ? Ils devraient être là !

-  Mais c’est qu’ils sont en avance, ces abrutis de l’ONU !

En effet, le sergent F., à l'invitation du Chef du Protocole, se dirigeait déjà vers les officiels. Il se plaça au garde-à-vous face au Secrétaire général et s’adressa à ce dernier :

-  Monsieur le Secrétaire général, je sollicite l’autorisation d’envoyer les couleurs des Nations unies !

-  Accordée !

Le sergent fit demi-tour, se dirigea au pas cadencé vers la garde d’honneur et lança un ordre :

-  Envoyez les couleurs !

La musique militaire entonna un air martial pendant que les gardes des Nations unies hissaient peu à peu le drapeau.

Les deux hommes sur la nacelle étaient fébriles.

- Il faut y aller. Vas-y, tire !

L’autre, l’oeil rivé sur la lunette du fusil qu’il avait sorti de sa cache, ne bougeait pas.

- Les ordres sont stricts. Rien ne se passera sans les caméras. Pas d’images, pas d’info.

- Qu'est-ce qu'ils font ? C'est presque fini.

- Les voilà ! J’aperçois le Chef de la Presse et deux caméramans à la porte du Kram ! Prépare-toi !

Une équipe de télévision venait en effet de débouler devant l’entrée du Kram, escortée depuis le Centre de Presse par le Chef de la Presse, qui était à l’évidence très énervée.


- Mais pourquoi ont-ils commencé en avance ? Ils ne connaissent vraiment rien à la télévision et au direct, ceux-là !

Le garde devant la porte n’était à l’évidence pas la personne à laquelle elle s’adressait, aussi ne broncha-t-il pas. En fait, son attention était ailleurs. Il observait le groupe des officiels qui se congratulaient : la cérémonie était déjà terminée et l’heure était à la bonne humeur et aux félicitations.

Mais les choses s’accélérèrent et le groupe fut pris tout d’un coup d’une brusque agitation. Un des soldats de la garde d’honneur se dirigeait même à toutes jambes vers l’entrée et les caméramans en criant et gesticulant.

Restez en arrière ! Rentrez dans le Kram !

Comprenant que les choses n’allaient pas comme prévu, le garde posté à l’entrée lui prêta aussitôt main forte en repoussant, malgré leurs protestations véhémentes, sa collègue Chef de la Presse et l’équipe de télévision.

Que se passe-t il ?

La réponse était suspendue à sept mètres de hauteur, au sommet du mât central. Malgré les répétitions de la veille, malgré toute l’attention apportée à la manoeuvre, le drapeau des Nations unies avait été hissé à l’envers, la tête en bas. Et aucun officiel ne voulait laisser une équipe de télévision immortaliser cette bourde protocolaire qui, par ailleurs, n’aurait pas manqué d’être de mauvais présage.

Ce n’est que près de dix minutes plus tard que l’équipe de la télévision tunisienne fut autorisée à s’approcher des trois mâts. Et ce n’est qu’à partir de ce moment là que le tireur embusqué aurait pu obtenir l’autorisation d’agir.

Trop tard ! La cible était déjà loin.

- Nous l’aurons la prochaine fois. Ce n’est qu’une coïncidence malheureuse.

Le « colonel » était furieux mais il ne laissa rien transparaître en saluant le Secrétaire général devant son bureau.

Bien qu’il montrât bonne figure, le « colonel » n’en était pas moins furieux. Tout indiquait qu’ils avaient galvaudé une des meilleures occasions d’intervenir. Il avait fait un petit tour d’inspection discret du Kram et comprenait bien que les hommes des Nations unies ne prenaient pas leur travail à la légère.

Ils étaient de vrais professionnels et il serait très difficile d’agir avec le dispositif de sécurité mis en place.

Mercredi matin, le cortège des voitures officielles entamerait sa ronde ici même, à l’entrée d’honneur du Kram. Mais les gardes onusiens, avec le soutien de la police nationale, avaient déjà eu l’idée d’installer un rideau protecteur devant la zone d’arrivée des véhicules, rendant impossible la tâche d’un tireur embusqué. De plus, les journalistes n’avaient pas le droit de se joindre aux escortes officielles, rendant impossible la prise d’images, élément fondamental de la mission.

Ensuite, l’accès à l’intérieur du Kram était strictement contrôlé par des postes en double équipe, une nationale et une des Nations unies, et il était donc quasiment impossible d’infiltrer tout armement. De plus, ces gardes étaient zélés au point d’avoir mis en place un service nocturne avec patrouilles et contrôles permanents !

Restait l’empoisonnement.

Le Secrétaire général participerait au déjeuner des Chefs d’État, juste après la clôture de la première séance plénière, vers treize heures, mercredi. Le personnel de la chaîne hôtelière Abou Nawas était en charge de la logistique de ce déjeuner. C’était bien là qu’il trouverait la solution. Il n’aurait aucune peine à faire embaucher un de ses hommes comme extra pour cette occasion si particulière.

Il avait bien pensé faire assassiner le Secrétaire général par cet homme, mais restait à nouveau la question quasiment insoluble des armes.

Non, la meilleure solution était sans aucun doute l’empoisonnement !

Pendant ce temps, dans la salle de restaurant magnifiquement aménagée dans les locaux du Kram et dans l’inconscience de ce qui se tramait, se succédaient les répétitions de la brigade des serveurs. Il n’était pas simple de servir plus de cinquante personnes en même temps, sans heurt, avec élégance et raffinement ! Le vin présentait une difficulté particulière car il ne faudrait pas commettre l’impair d’en proposer ou, pire, d’en servir à une des personnalités musulmanes.

À quelques kilomètres de là, dans la hall d’arrivée de l’aéroport, Moïse, responsable de la restauration pour le Sommet, rongeait son frein et cachait mal son impatience. Il se remémorait sans cesse avec horreur les raisons de sa présence ici.

Jeudi midi, V., Chef du Protocole du Sommet, M., son collègue tunisien, F., le Coordonnateur principal des opérations, lui-même ainsi que son bras droit Abdel, s’étaient retrouvés autour du Ministre du Tourisme en personne dans un salon de l’hôtel Abou Nawas Tunis afin de goûter le menu qui allait être offert à l'occasion déjeuner du Secrétaire général.

Et ce déjeuner fut un fiasco...

Malgré les avis, voire les conseils, de convives prêts à apporter leur expérience, malgré les tentatives successives d’améliorer les plats présentés, qui firent que ce repas de travail durât plus de trois heures, Moïse partageait, pour sa plus grande honte, l’avis des représentants onusiens : ce menu n’était pas digne de la table de Chefs d’États.

Dans sa fureur, le Ministre avait quitté le salon précipitamment et avait manqué de peu tomber de tout son long dans le hall de l’hôtel après s’être pris les pieds dans la laisse d’un abondant teckel et subi les remontrances de la vénérable maîtresse de l’animal, une touriste suisse selon les informations qui lui furent transmises un peu plus tard.

Moïse avait donc pris l’initiative de faire venir de Paris en catastrophe un chef de cuisine français, Ivan, qui, par amitié, avait accepté de relever le défi, quelques jours à peine avant le repas de gala. Moïse faisait pleinement confiance à Ivan. Il savait cependant que si la deuxième dégustation, prévue dès le lendemain lundi, était également un échec, les dirigeants de l’Abou Nawas ne lui pardonneraient pas sa décision de faire appel à un chef étranger. !

Il jouait sa place...

La solennité de l’instant se traduisait par un silence pesant.

Cinquante Chefs d’État et de Gouvernement étaient réunis dans le restaurant d’honneur aménagé dans le Palexpo du Kram.

La salle de conférence qui abritait le repas du Secrétaire général, reconvertie pour l’espace d’un repas en palace aux murs tendus de soie, au mobilier raffiné, aux tableaux de maîtres et aux tapis somptueux rappelant aux hôtes de marque la qualité des artisans nationaux, n’avait pas réussi à s’imprégner de l’âme et de la légendaire hospitalité tunisiennes.

Peut-être ces femmes et ces hommes étaient-ils trop conscients de leurs rôles communs, de la lourdeur des responsabilités qu’ils partageaient, qui sur les contreforts de l’Himalaya, qui dans les savanes méridionales de l’Afrique, qui encore près des glaces du cercle arctique.

Seule l’Amérique latine manquait à cet aréopage international. Fidel Castro souffrant, cependant représenté au Sommet par son fils, Luiz Inácio Lula da Silva inextricablement englué dans les accusations de corruption des ténors de son parti politique, Álvaro Uribe en pleines négociations avec la plus vieille guérilla d’extrême gauche du monde, les FARC, Nestor Kirchner trop occupé à tirer l’Argentine de la crise financière, Hugo Chavez en pleine croisade contre le néo-libéralisme dont l’industrie des télécommunications se nourrissait sans foi ni loi, et d’autres encore comme El Salvador, la Bolivie, le Mexique ou le Chili, à différents stades de processus électoraux majeurs, avaient boudé cette rencontre pour se consacrer à leur affaires intérieures.

Cela expliquait-il le silence, les murmures, le manque d’entrain, voire d’enthousiasme ?

Ou tout cela était-il dû à ce fauteuil vide, à la place d’honneur, celle de l’amphitryon de ce repas, celle du Secrétaire général ?

Pourquoi le Secrétaire général n’était-il pas dans la salle ? Quelle raison exceptionnelle pouvait justifier qu’il fit attendre cinquante dignitaires de ce calibre ? Avait-il oublié qu’ils l’avaient élu à son poste ?

Devant son bureau provisoire, installé à l’étage inférieur, F. tournait en rond, faisait trois pas, passait la tête dans l’embrasure de la porte, jetait un coup d’œil à l’intérieur, lançait un regard pitoyable vers son patron, en vain, puis reprenait sa ronde sans fin…

Le Secrétaire général ne voulait rien entendre.

Le temps passait. Les services du Protocole et de la Sécurité s’impatientaient. Et que dire des Chefs d’État !

En désespoir de cause, F. monta les escaliers quatre à quatre et, devant des Chefs du Protocole médusés, se vit faire un signe au maître d’hôtel pour lui intimer l’ordre de servir.

C’est ainsi que, la mort dans l’âme, il assista à ce simulacre protocolaire, annonça les plats puis le dessert, avant d’inviter les personnalités présentes, quarante-cinq minutes plus tard, à descendre au rez-de-chaussée pour la « photo de famille » traditionnelle…

Quelle ne fut pas la surprise de tous de découvrir, déjà placé sur le podium, un Secrétaire général se confondant en excuses mais très souriant, évitant les questions indiscrètes avec son habileté diplomatique et son flegme habituels !

Hasard ? Chance ? Informations privilégiées et confidentielles ? Sécurité rapprochée ?

Nous ne saurons probablement jamais.

Selon des sources d’information dignes de confiance, un colonel de l’armée se serait rendu dans les cuisines du Kram peu après le repas et aurait, pour des raisons inexpliquées et dans un élan de colère incontrôlable, brisé plus d’une centaine d’assiettes et de verres en cristal…

On murmure sous le manteau qu’il aurait été furieux de ne pas avoir été invité au repas. Comment expliquer autrement cet accès sanguin ?

En fin d'après-midi, un avion décollait de Tunis pour Djerba. Mireille Zuffi et son abondant teckel poursuivaient leur voyage.

[FIN]

30/05/2006

Sous le bouleau pleureur

Je m’étais assis à l’aube du dimanche, ne pouvant pas dormir, quelle ironie du sort en ce jour béni où la campagne est belle et les petits pains chauds chez la boulangère… Je plaçai ma chaise sous le bouleau pleureur au fond du jardin, un peu en retrait, pour pouvoir guetter un couple de pies et deux ou trois merles qui faisaient bombance autour d’un pommier.

Il faisait si doux en ce mois de mai et l’air transportait si bien cette douceur, comme un chant d’espoir et de renaissance, le printemps était enfin à nos portes. L’heure trop matinale, ou bien l’air trop doux, voyez-vous je ne sais : je me suis assoupi, n’ai pas vu les pies, les merles non plus, pas même le chat qui chaque matin, passe sur mon chemin.

Mais j’ai entendu un chant plus étrange, que le bouleau pleureur m’a voulu conter…

C’était le chant porté par le vent dans ses longues branches. Elles glissaient vers le sol en une soyeuse chevelure qui me caressait le visage et berçait mon sommeil.

Il prit une longue inspiration et commença son discours.

KroniK, voilà bien longtemps que je suis en cette demeure et que, pendant tes longs périples, je veille sur les Dryades et le joyau si cher à ton cœur qu’elles abritent en ton absence. J’ai vu passer mille nuages, j’ai recueilli mille oiseaux et mille chats frustrés ont tour à tour miaulé à mon pied griffé sans vergogne. J’ai vu soir après soir le vol des pipistrelles, danse magique dans le cercle de la lune, guidées par leur inaudible signal.

J’ai craint le jardinier, son geste trop rapide, sécateur à la main mais il prend soin de nous, hôtes de ton jardin.

Mais ce n’est pas là ce que je crains le plus.

Je sens comme soudain dans ton sommeil tu t’agites. Oh là ! Je ne suis pas ici pour te parler de mes craintes ou me plaindre d’une quelconque façon ! Détends-toi, respire à nouveau avec calme, écoute. Écoute, KroniK, écoute ce que j’ai à te dire.

Chaque jour, surtout pendant l’hiver, lorsque le stratus envahit la surface du Léman, et que notre village s’éveille inondé d’étoiles avant l’aube, oui, chaque jour que Dieu fait, je regarde le Mont-Blanc, là-bas, par-delà le lac. Comme moi, immobile. Sait-il que je l’observe ainsi ?

KroniK, regarde-nous, figés, prisonniers de cette terre qui certes nous nourrit mais que nous n’avons pas choisie. Comme j’admire la liberté de ceux qui, comme toi, parcourent le monde, de l’Atlantique jusqu’au Levant, des mers du sud jusqu’à nos terres plus austères !

J’admire l’oiseau qui file dans le ciel vers l’autre et apprend à le connaître. Parfois, je suis même jaloux du marin qui découvre d’autres ports, d’autres terres et cultures qui l’enrichissent et l’aident à grandir. Comme j’aimerais aussi suivre ce simple promeneur qui, après avoir joui un instant du repos à l’ombre de mon feuillage, repart d’un pas énergique et revigoré à la conquête de chemins qui me sont interdits.

Car je suis ici planté, par la main d’un brave, qui ignorait pourtant qu’il me condamnait à une éternelle immobilité… Pourquoi ne m’a-t-il point planté face à cet Atlantique dont tu parles tant, auprès d’un noble pin maritime ?

Et c’est cette immobilité que je crains le plus, KroniK. Car elle m’empêche d’être à tes côtés, alors que tu pourrais avoir besoin de moi un jour, là-bas, durant une de tes escales lointaines…

Mais j’ai trop parlé et cette fois, je crois que je t’ai vraiment réveillé !

Le sentiment était étrange… Je me levai, fis quelques pas en me frottant la nuque des deux mains. J’étais à la fois engourdi et conscient que quelque chose de bizarre s’était passé.

Je m’éloignai du bouleau pour mieux le voir, pour mieux le jauger. Un bel arbre trentenaire, à l’écorce blanche mouchetée de vert, posé sur ce qui s’était voulu une pelouse mais avait fort heureusement tourné en un moelleux tapis de mousse frais et douillet.

Ainsi, tu crains que je ne revienne pas de l’un de mes voyages ? Eh bien, tu as raison, qui sait de quoi demain sera fait ? C’est de la philosophie à trois sous, bien sûr, mais nous sommes si prompts à oublier combien notre existence est éphémère, même si certaines journées nous paraissent si longues ! Ah, combien de nuits adolescentes se languissent de voir enfin venir demain !

Et ton immobilité te peine, alors que cette pie qui jacasse à ton sommet peut à tout instant en trois battements d’aile prendre son envol et te laisser à une injuste solitude.

Ecoute, moi aussi je voudrais te dire quelque chose.

Il y a environ un an et demi, mais qu’importe le temps pour toi ? Si, tu le perçois ? Bien sûr, les saisons, suis-je bête ! Au cours d’un de mes voyages les plus lointains, je fis connaissance d’un homme politique très influent dans sa ville, une grande métropole asiatique.

Il me tint le même discours que toi, à propos des voyages et des voyageurs, lui qui n’avait jamais quitté son pays.

Dans le salon dans lequel il me recevait trônait un extraordinaire bonzaï. C’est cela, un de tes frères torturés. Tu es bien militant et revendicatif ce matin !

Je me tournai vers mon hôte et lui désignai le bonzaï. Voyez-vous Excellence, le sédentaire et le nomade sont comme l’arbre et l’oiseau. L’arbre regarde l’oiseau qui s’élance vers le ciel et soupire à sa liberté. Quant à l’oiseau, il soupire en observant l’arbre, lui qui a le privilège d’avoir pu grandir sans quitter ses racines, bien ancrées dans le sol.

Je n’entendis en retour que le gémissement du vent qui avait repris dans les branches et qui ne semblait plus tisser de chant. Mais je savais que la conversation n’était pas terminée.

Quelques semaines plus tard, au retour d’un de ces longs voyages pendant lesquels le bouleau pleureur veillait à la sérénité des Dryades, je m’approchai à nouveau de l’arbre chuchoteur et conteur d’histoires.

À son pied, je répandis un grand seau de sable des Landes, recueilli quelques jours plus tôt sur la côte, près d’Hossegor. Je sentis le frémissement imperceptible et l’agitation qui gagnait mon compagnon. Lorsque je fus certain qu’il était bien à mon écoute, je versai le contenu d’un autre seau, quinze litres d’eau de mer.

KroniK, tu veux ma mort, s’exclama tout à coup le bouleau, les branches pleureuses soudain dressées vers le ciel, comme des bras que l’on soulève en signe d’indignation ou de colère : cette eau est salée, elle va ronger mes racines. Cesse donc cette torture !

Nous avons encore longuement parlé ce jour-là. Depuis, le bouleau pleureur du Jardin des Dryades ne demande plus à être planté auprès d’un pin parasol au bord de la plage…

[fin]

10/10/2005

Mi Buenos Aires Querido

Dix-huit mois s’étaient écoulés depuis leur retour mouvementé en Argentine et Laura Ana profitait de la douceur de l’été austral confortablement allongée sur une chaise longue au bord de la piscine du Club nautique de La Balandra, à une soixantaine de kilomètres au sud-ouest de Buenos Aires, au bord du Rio de la Plata, lorsque son téléphone cellulaire grésilla. Elle attrapa le combiné et décrocha dans le même geste.

- Allo ?

- Ils sont de retour au pays.

L’appel qu’elle attendait et redoutait tout à la fois.

Andrés n’eut même pas à lui expliquer de qui il s’agissait. Les anges de la mort[i]. Le nœud qui lui tenait les tripes depuis qu’elle avait retrouvé Alicia, sa mère, et pris conscience des dangers qui menaçaient leurs existences, venait de se resserrer d’un coup. Elle ressentit une brusque douleur qui l’obligea pratiquement à se plier en deux, tandis qu’une langue acide lui triturait l’estomac.

La peur. Celle-là même qui avait poussé sa mère à la tenir à l’écart de sa vie pendant près de vingt-cinq ans, afin de la protéger.

- Depuis quand ?

- Une semaine. On les a vu vendredi à Ezeiza[ii] mais la nouvelle ne nous est parvenue que ce matin.

- Merde, c’est long. Des nouvelles de maman ?

- Non, justement. C’est pour ça que je t’appelais. J’ai parlé à Jorge. Elle a peut-être déjà reçu l’info. Elle a dû passer en plan 4.

- Elle m’aurait appelée.

- Pas sûr, elle ne t'a pas toujours tout dit, non ? On va vérifier de toute façon. Il vaut mieux que tu rentres à la capitale. Plan 4, OK ?

- T'es pas marrant. OK, j' arrive.

Elle faisait déjà son sac et malgré elle, commençait à regarder nerveusement les autres touristes autour de la piscine. La traque avait à nouveau commencé. Et elle faisait partie du gibier.

Elle n' aimait pas du tout ce qu'elle pressentait. Où pouvait bien être Alicia ?

... 

- Mais arrête donc de tourner en rond comme ça. Rien n’est encore sûr. Tu connais ta mère.

Andrés essayait de calmer Laura, sans vraiment de succès. Ils n’avaient toujours pas de nouvelles d’Alicia ce qui rendait Laura de plus en plus nerveuse.

- Laura, écoute-moi. D’accord, les anges de la mort sont revenus, mais il y a moins d’une semaine et rien n’indique qu’ils sont encore à notre recherche. Après leur dernière sortie, ils sont pratiquement grillés.

- Je sais mais c’est tout un symbole. Et je n’aime pas ça. Ils me terrorisent. Et il nous a fallu pratiquement une semaine entière pour apprendre qu’ils étaient rentrés. Le réseau n’est pas sans failles.

Les anges de la mort. Juan Antonio Guttierez et Claudia Luschini. Deux tueurs travaillant en couple, pour le compte d’un ancien tortionnaire des années noires de la dictature argentine, Mariano Torres Bisbal, maintenant entre les mains de la justice et dont le sort dépendait du procès prévu dans quatre semaines et du témoignage déterminant d’Alicia, unique témoin de ses exactions encore vivant.

Les autres avaient été abattus, ou étaient morts dans des accidents peu probables, ce qui revenait au même, ou avaient simplement disparu sans laisser d’adresse. Nul ne savait vraiment quel avait été leur sort. Alicia et Laura leur avaient jusqu’ici miraculeusement échappé, grâce à leur sang-froid et à l’appui d’Andrés.

- Es-tu sûr qu’elle est au courant ? Se souvient-elle du Plan 4 ?

Ils avaient mis au point un code de conduite, numéroté de 1 à 6. Plan 1 : rien à signaler. Plan 2 : vigilance renforcée mais sans autres précautions particulières, la vie devait suivre son cours. Plan 3 : limitation des communications, des déplacements, contrôle des domiciles par des amis du réseau. Plan 4 : dans un premier temps, Alicia et Laura devaient être regroupées dans un lieu secret et sûr avant l’éventuel au niveau suivant. Plan 5 : mise au vert. Plus de contact avec le monde extérieur. Plan 6 : fuite vers l’étranger.

Andrés allait répondre à Laura que le réseau avait été mis en branle pour informer Alicia et qu’elle n’allait pas tarder à se signaler lorsque son téléphone cellulaire sonna. Il décrocha et un large sourire éclaira aussitôt son visage, pour s’effacer presque instantanément.

- OK. OK. De acuerdo. Chao.

- Que se passe-t-il ? L’anxiété n’avait pas quitté le visage de Laura.

- C’était Alicia. Tout va bien pour elle. Elle vient d’arriver à Quilmes. Elle a voulu nous rejoindre mais elle a remarqué que l’appartement est surveillé. Nous devons partir au plus vite. Elle nous attendra à la Viruta.

Il ferait nuit dans deux heures. Ils décidèrent d’attendre. L’obscurité serait probablement leur meilleure alliée.

Puisque le réseau n’avait pas réussi à les protéger.

De toute évidence, Bisbal n’avait pas dit son dernier mot.

... 


- Tu ne trouves pas un peu dangereux de nous retrouver à la Viruta ? S’ils nous suivent, on les conduira tout droit vers Alicia.


- Le samedi soir, la Viruta est probablement l’endroit le plus sûr pour nous. D’abord, il y a énormément de monde qui va danser le tango là-bas et en plus, la grande majorité des danseurs sont de notre côté. Tu le sais et Bisbal le sait aussi. Il n’osera pas envoyer ses sbires là-bas.


- Peut-être. De toute façon, dans notre situation… Le Plan 4 a échoué, n’est-ce pas ? Nous devions nous regrouper dans un endroit secret et apparemment, ils savaient où nous attendre.


- À moins qu’ils ne nous aient suivis. C’est possible. Il va falloir être de plus en plus vigilants.


- Et s’il y avait eu une fuite ?


- Un traître ?


- …


- Je n’y crois pas. Mais je pense qu’il va falloir faire gaffe à nos téléphones mobiles. Je vais demander à Jorge de nous trouver de nouvelles cartes à prépaiement non identifiables.


- Bien sûr, saloperie de téléphone. Bisbal a dû nous placer sur écoute. Il a encore énormément d’amis dans la police. Hijo de puta.


La nuit vint enfin. Ils n’avaient pas allumé la lumière, laissant l’appartement dans un noir presque total. L’obscurité les poussait à chuchoter pour se parler.


- Écoute, je vais tenter un truc classique mais qui marche presque à tous les coups. Tiens-toi prête à partir.


Voyant l’écran du téléphone d’Andrés s’illuminer, elle murmura à son tour, d’un ton de reproche.


- On avait dit pas de téléphone !


- Cette fois, ça fait partie du plan. Allo, le Commissariat de Quilmes ? Écoutez, c’est affligeant, il y a une voiture de dealers qui fait du racolage pratiquement devant notre porte depuis la tombée de la nuit. Ce quartier devient impossible. Vous n’envoyez donc jamais de patrouille par ici ? Comment ? Diagonal et Bolivar, juste après le restaurant. Une Ford noire. Ah, c’est vraiment gentil. Merci Monsieur l’agent.


Quinze minutes plus tard, une voiture de police se plantait au beau milieu de la chaussée à la hauteur de la voiture postée en planque. Au même instant, Andrés et Laura, qui avaient attendu patiemment cet instant dans le hall d’entrée, quittaient tranquillement les lieux en remontant la rue dans le sens opposé au trafic.


- Le temps qu’ils se dépatouillent du contrôle, nous serons loin. Mais ne traînons pas quand même !

...

L’atmosphère des samedis soirs les attendait à La Viruta, une des milongas les plus courues de Buenos Aires. Lorsqu’ils entrèrent dans la salle, vers une heure du matin, la foule des grands jours formait un cercle mouvant autour de la scène centrale : Juan et Gloria régalaient le public de leur art sublime en une démonstration toute en silences, pauses et chuchotements des corps.

Laura acquiesça : ils pouvaient difficilement espérer sanctuaire plus sûr, à moins que les hommes de Bisbal n’aient décidé d’affronter la foule et de risquer le lynchage qui leur était promis en cas d’incident. Le plus dur, ce serait de trouver où passer la nuit, après la milonga et l’éventuel after.

Ils cherchaient une table, un havre, un coin de chaise où s’asseoir et patienter en attendant Alicia tout en cachant leur fébrilité. Ils eurent de la chance. Au troisième rang des tables, ils aperçurent Roger et Monique, un couple d’amis, passionnés de tango argentin, dont ils avaient fait la connaissance lors de leur passage en Europe.

Après les embrassades, Roger ne fut pas dupe longtemps, lui qui avait connu tout son soûl de galère.

- Encore des soucis, Andrés ? C’est l’autre salopard qui vous cherche à nouveau des noises ? Le procès approche, n’est-ce pas ?

- Rien n’a changé, Roger. Rien n’a changé.

- Si vous êtes ici, c’est que vous n’avez plus de planque. Rien ne remplace la foule quand les lieux sûrs vous manquent. Vous avez une piaule pour la nuit ?

- Laisse tomber, Roger. C’est une affaire argentine.

- Justement, Andrés. Qui nous connaît ici ? Personne ! Et regarde-nous : on nous donnerait le bon dieu sans confession. Qui irait soupçonner qu’un couple de touristes qui se prennent pour des milongueros trame quelque chose de pas catholique ? Allez, ce soir vous dormez chez nous. Je crois que vous avez besoin de quelques heures au vert.

- C’est qu’on attend Alicia.

- Alicia ? Pas de problème. On se connaît bien. Je vais la pister du côté de l’entrée. Tiens, prête-moi tes clopes. Je ferai semblant d’en griller une devant la porte. Vous deux, vous rentrez avec Monique, et fissa.

- T’es un pote.

- Que veux-tu… À mon âge, on ne change pas, on empire.

...

Déjà trois heures du matin. Monique était partie depuis une bonne heure et demie avec Laura et Andrés se réfugier à La Casa del Gordo*, une villa transformée en gîte pour danseurs de tango de passage à Buenos Aires.

Roger espérait, sans se faire trop d’illusions, qu’ils avaient pu trouver le sommeil et qu’ils se reposaient un peu. S’ils étaient aussi inquiets que lui, pas de doute, l’insomnie les accompagnerait jusqu’à l’aube.

Trois heures et demie. Toujours pas d’Alicia.

Roger entra à nouveau. Pour donner le change, il invita une danseuse à partager une tanda**. Un observateur externe à la danse aurait pu être dupe, mais pas sa cavalière. Elle le remercia sans ménagement dès la fin du premier morceau. À l’évidence, Roger avait la tête ailleurs. Il ne consacrait ni son corps ni son âme à la musique, la danse, ou à la communion passagère de ce couple improvisé. Furieuse de n’avoir été que le prétexte à quelques pas sans présence, elle l’abandonna, retourna s’asseoir et le laissa planté au beau milieu de la piste.

Heureusement, il y avait encore beaucoup de monde et il put raisonnablement penser que l’incident était passé inaperçu. Dans le cas contraire, il était évident qu’il ne pourrait plus inviter quelque danseuse que ce soit à La Viruta pendant plusieurs mois.

Cruelle danse. Tango cruel.

Mais il ne fut pas trop touché. En vérité, il ne pouvait blâmer que lui-même, il avait effectivement la tête ailleurs.

Quatre heures. Il sortit de nouveau, son paquet de cigarettes à la main. Nerveux, il demanda du feu à un gars à l’entrée.

- Esperando la novia, no ?***

Il ne répondit pas. L’autre comprit que l’heure n’était pas à la conversation. Il haussa les épaules. Des paumés, il en avait vu défiler des dizaines. Le tango n’était-il pas tout d’abord la musique des cocus, des ivrognes, des loosers, des épaves de la vie ?

La fumée lui fit du bien. Quinze ans qu’il avait arrêté et pourtant l’envie était toujours là. Ne s’aventurait-il pas doublement ce soir dans une route sans retour ?

Il n’eut pas le temps de répondre à cette question. Il avait reconnu la silhouette de cette élégante qui descendait d’un taxi.

Alicia.

...

Elle était arrivée, enfin ! L’angoisse se lisait sur ses traits, fatigués.

Roger marcha à sa rencontre.

- Tu n’es pas vraiment venue pour danser, n’est-ce pas ?

Il lui avait parlé en français.

- Roger ! Quelle surprise ! Pourquoi cette question ?
- Drew et ta fille sont à l’abri avec Monique.

Elle le regardait avec étonnement.

- Je sais, je sais. Mais nous n’allions pas les laisser plantés là à attendre ton copain. Je ne dirai pas son nom : j’ai pensé qu’il serait mieux que nous fassions semblant de n’être que de vieux amis qui se retrouvent et que je t’amène boire un verre… disons ailleurs.

Elle pigea tout de suite. Elle s’exclama, afin que tous pussent l’entendre.

- Roger. Allons boire une coupe de champagne chez Tortoni !
- Vamos !

Elle héla le taxi qui venait de la déposer. À l’abri dans la voiture, elle fit les présentations.

- Jorge est plus qu’un chauffeur de taxi portègne, c’est mon cerbère. Il joue pour moi à Buenos Aires le rôle que jouait Andrés à Paris pour Laura.
- Où allons-nous ?
- Euh, peut-être nulle part. On dirait que ces trois voitures nous collent au train.

Roger montrait du doigt trois voitures qui venaient de déboîter au moment où ils quittaient la Viruta.

- On dirait que le comité d’accueil était déjà sur place.
- Je n’ai remarqué personne. Êtes-vous sûrs de ne pas avoir été suivis ? Cela étant, sur place ou pas. Faudrait penser à les semer.
- J’espère que tu connais bien la capitale, Jorge.
- Couchez-vous !

Un coup de feu retentit et la vitre passager avant droite vola en éclats. La voiture fit une brusque embardée. Jorge zigzaguait.

- Personne n’est blessé ?
- Quelques égratignures, à cause du verre je pense.

Le visage de Roger était couvert de sang.

- Fonce ! Jorge, fonce !

Alicia était paniquée à la vue de son ami blessé.

- Ils se rapprochent à nouveau !

...

- Tourne à gauche !

- Pourquoi ?

- Putain, ne pense pas, conduis !

Ils longeaient dorénavant Puerto Madero et ses restaurants, ses larges trottoirs et la foule des passants.

La chance leur sourit. Un voiturier bien inspiré déboîta juste derrière eux. Le conducteur de la première voiture de chasse vint s’encastrer dans le malheureux, sous l’œil médusé du client qui se lança dans une longue série de jurons indicibles dans ce récit.

Ils passèrent l’ancien office postal, siège du Ministère des communications, poursuivirent leur route folle vers le nord. L’extraordinaire dextérité de Jorge faisait des miracles. Ils maintenaient leurs poursuivants à distance. Mais ils ne les distançaient pas pour autant.

- La vieille !

Le hurlement vrilla les tempes de Roger. Alicia, les yeux rivés sur le trafic, avait poussé un cri au moment où une femme, à l’âge en fait indéfinissable, s’engageait sur la chaussée en poussant devant elle un chariot de supermarché rempli de vieux chiffons, de sacs divers, de bouteilles et de tout un bric-à-brac.

Jorge ne put éviter que la vieille. Le chariot explosa sur le pare-brise qui vola également en éclats.

Roger évita de se plaindre en sentant la brûlure de dizaines d’éclats de verre lui traverser de nouveau le torse, les bras et le visage. Il serrait les dents et se tournait sans cesse pour observer la progression des tueurs à leur poursuite.

Alicia, gisait en travers du siège arrière, mi-réfugiée, mi-prostrée.

À quelque chose malheur est bon. Après avoir rebondi sur le capot arrière de leur voiture, le chariot poursuivit sa route et s’empala sous le capot de leurs plus proches agresseurs. Le conducteur fut moins habile ou moins chanceux que Jorge. Les roues bloquées, il termina sa course contre le chariot d’un marchand ambulant installé sur le trottoir.

- Plus qu’une. À toi de te montrer le plus malin, Jorge !

- Accroche-toi !

... 

Les prouesses de Jorge permettaient certes de maintenir la dernière voiture des tueurs à quelques longueurs, mais malgré les efforts et les risques encourus, ils n’arrivaient pas à distancer leurs poursuivants.

Ils frôlaient les trottoirs, les rares voitures encore en vadrouille à cette heure tardive, les files en stationnement, les clients éméchés à la sortie des troquets, en d’autres termes, l’accident.

Une nouvelle embardée permit aux anges de la mort de se rapprocher d’eux. Dans l’éclair de lumière d’un réverbère, Jorge reconnut un des passagers.

- ¡Ali, Bisbal esta con ellos!*

- ¿Como, el hijo de puta esta en ese coche?**


Comme électrisée, Alicia sortit soudain de sa torpeur.

- J’ai une idée. Va vers le Riachuelo.

Jorge effectua un rocambolesque demi-tour en pleine Avenue du 9 Juillet, franchit le terre-plein central, laissa au passage le pare-choc arrière comme trophée, fit fumer les pneus fatigués et repartit de plus belle vers le sud.

En quelques secondes à peine, sous l’œil connaisseur d’un Roger cramponné à la portière.

- Tu leur as bien mis deux cents mètres dans la vue. T’es un champion !

Les rues se firent plus étroites, plus sombres. Les maisons plus basses, les trottoirs plus étroits. Bientôt il n’y eut plus de trottoirs. Les rues n’étaient qu’immondices diverses.

L’autre Buenos Aires. Celui de la misère. Des laissés-pour-compte après la crise monétaire. Des manifestations casseroles à la main sur la Place du 8 Mai.

Alicia referma son téléphone d’un coup sec. Ils sursautèrent.

- Ralentis, il ne faut plus les perdre. Cette fois, les chasseurs, c’est nous.

- T’es sûre de toi ?

Son sourire répondit pour elle.

...

Alicia avait pris les rênes de la course-poursuite. Elle guidait maintenant Jorge avec des instructions précises.

- Gauche. Droite. Au feu, tu fonces pendant cent mètres, il faut qu’ils pensent que nous fuyons.

- Dis donc, je crois savoir où tu nous amènes ! Ce n’est plus un voyage dans l’espace mais plutôt dans le temps, n’est-ce pas ?

Jorge vit la larme qui coulait sur la joue d’Alicia. Il comprit qu’il avait vu juste mais qu’il ravivait là des souvenirs encore trop lourds à supporter.

Dans ce seul quartier de Buenos Aires, plus de trois cents personnes avaient disparu pendant la dictature et la plupart d’entre elles avaient eu le malheur de passer entre les mains de Bisbal et de ses hommes.

Certaines, comme Alicia, avaient un jour retrouvé, hébétées, le monde des vivants. D’autres…

Elle pensait à ces dernières.

- Tourne à droite, on arrive.

- Je sais, Ali. Crois-tu que ce sera vraiment la fin du chemin ?

Roger observa les lieux. Une ruelle noire comme un poing fermé sur des années de colère. À peine plus large que la voiture. Il aperçut trois silhouettes dans l’ombre d’une porte. Plus loin trois autres.

- Il y a un comité d’accueil. Des amis à vous, j’espère ?

- De vrais potes.

Alors que la voiture de Bisbal s’engouffrait dans la ruelle derrière, après un dernier virage à droite très serré, un camion se glissa derrière elle et bloqua la rue. A l’autre bout de la rue, Jorge s’effaça pour laisser la place à un deuxième camion, qui plein phares et klaxon bloqué, se jetait déjà sur Bisbal et ses hommes.

Bloqué, l’ange de la mort pila dans un crissement de pneus, et tenta de fuir en marche arrière. Le conducteur du camion à l’entrée de la rue alluma aussi ses projecteurs, dévoilant la nasse.

Pris au piège.

Quelques coups de feu claquèrent mais Bisbal et ses hommes n’étaient pas équipés comme ils l’auraient souhaité.

De plus, les chauffeurs des camions s’étaient aussitôt mis à l’abri et il n’y avait pas de cible en vue.

Le silence retomba sur la ruelle.

Bisbal jura, s’adressant au chauffeur.

- ¡Saca nos de aqui! (Sors-nous d'ici!)

- Pero jefe, no hay manera de salir de... (Mais chef, il n'y a aucun moyen de...)

Il ne termina pas sa phrase. De rage, Bisbal l’avait abattu. Il voulut même le cribler de balles mais le cliquetis de son arme déchargée se fit l’écho de son impuissance.

Comme ceux qu’il avait torturés autrefois.

Une image lui traversa l’esprit. De celles qu’il chassait, quand sa mémoire se refusait à admettre le discours officiel. Un corps de femme, broyé par la torture. Des hommes ivres, riant à gorges déployées devant sa féminité déchirée.

Un choc.

Le pare-brise vola en éclats. Une batte de baseball vint fracasser la tête du chauffeur, affaissée sur le volant.

Gémissant, Bisbal regarda autour de lui. Ils étaient dix, vingt peut-être. Il croyait reconnaître ces visages. Ceux de ses cauchemars. Ou de ses rêves de puissance infinie ? Ils approchaient, le menaçaient.

Comment cela était-il possible ?

Ils commencèrent à frapper en cadence, méthodiquement, comme s’ils avaient toujours su que cet instant viendrait.

Les phares, les pare-chocs, les vitres. Peu à peu, la voiture se démantelait.

Ils allaient mourir. Près de lui, son dernier porte-flingue était pris d’un tremblement épileptique.

L’impensable se produit alors.

Bisbal sortit son téléphone cellulaire de sa poche et composa fébrilement un numéro de téléphone.

Cinq heures du matin. Une voix ensommeillée.

- Diga ? (Allo ?)

- Bisbal. Je suis prêt à plaider coupable mais il faut me sortir d’ici. Vite !

***

- Et si nous allions danser ?

Monique était heureuse d’avoir à nouveau son homme à ses côtés. Au bord de la piscine du Club nautique de La Balandra, la vie ronronnait enfin. Ils avaient profité du soleil et rentrait maintenant en ville après une belle journée d’amitié.

- Tu sais, après ma prestation de la Viruta, je ne crois pas que je pourrai danser à nouveau à Buenos Aires. Plaqué en pleine piste…

- T’inquiète Roger, j’ai aussi beaucoup d’amis dans les milongas.

Alicia n’exagérait pas. Dès leur entrée dans à La Viruta, elle fut assaillie de toutes parts. Roger et Monique s’installèrent à table avec Laura et Andrés. Du champagne leur fut servi aussitôt.

Soudain, le silence se fit dans la salle. Tous les danseurs avaient rejoint leurs tables ou se tenaient debout autour de la piste.

Traversant la piste lentement, Alicia vint se poster à trois mètres de Roger. D’un regard, elle l’invita à danser. Alors qu’il se levait, elle s’exclama :

- Amigas, sans cet homme, je ne serais plus ici pour danser !

Un tonnerre d’applaudissements traversa l’assistance. Lorsqu’il fut tout près d’elle, elle lui demanda.

- Quel morceau veux-tu danser ?

- Ah ! Sentimiento gaucho. Je suis sûr que cela aurait fait plaisir à un ami.

- J’en étais sûre !

En un viejo almacen del Paseo Colón...

FIN
 
Don Angel
Septembre 2005